Avis sur les conditions de la confiance des citoyens vis-à-vis du processus d’évaluation du renouvellement de l’autorisation du glyphosate en Europe

Publié le 10 janvier 2022

Avis sur les conditions de la confiance des citoyens vis-à-vis du processus d’évaluation du renouvellement de l’autorisation du glyphosate en Europe
Délibéré le 16 décembre 2021 en réunion plénière, approuvé le 23 décembre 2021

Dans le cadre de la mission que lui confie la loi de veiller à la déontologie de l’expertise scientifique et technique en appui aux actions et politiques publiques en matière de santé et d’environnement, la cnDAspe émet le présent avis.

Considérant les différents éléments de contexte qui suivent :

1- L’engagement par le Gouvernement français en 2018 d’un processus de sortie du glyphosate1 , avec un premier objectif de diminution de 50% de son utilisation en France d’ici 2022.

2- La résolution adoptée par le Parlement européen le 9 juin 2021 sur la stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 : Ramener la nature dans nos vies2 , qui exprime une forte préoccupation sur le constat « que la nature se détériore à un rythme et à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité », mais « qu’il n’est pas trop tard pour enrayer et inverser la tendance actuelle au déclin de la biodiversité ».

3- Le rapport d’expertise collective de l’Inserm « Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données », rendu public en juin 20213 , qui comporte une section relative au glyphosate et aux formulations à base de glyphosate. L’analyse par les experts des données scientifiques publiées indique que « des nouvelles données renforcent la présomption d’un lien entre glyphosate et le risque de Lymphome Non Hodgkinien dans des populations d’agriculteurs » et que, s’agissant d’un des principaux mécanismes en cause dans le développement d’un cancer, « le nombre d’études expérimentales montrant des effets génotoxiques est beaucoup plus important que celles ne montrant pas d’effets génotoxiques. ». Le rapport de l’Inserm observe également qu’il « existe un décalage temporel entre les questionnements fondamentaux de la biologie sur les mécanismes d’action de toxicité, en particulier sur la mitotoxicité [toxicité sur les mitochondries], et les outils validés par les agences réglementaires, qui pourrait expliquer pour partie certaines controverses, en particulier sur le glyphosate ».

4- Le pré-rapport rendu public en juin 2021 par les quatre États rapporteurs (France, Hongrie, Pays-Bas et Suède) chargés de la réévaluation du glyphosate4 (dont la période actuelle d’autorisation s’achève fin décembre 2022). Ce document indique que n’est pas justifiée la classification cancérogène, mutagène ou reprotoxique (au sens du règlement (CE) 1272/2008 relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges) de cet herbicide, en tant que substance active isolée ou sous les formulations du Round Up conformes à celles soumises dans le dossier de renouvellement. Ce pré-rapport indique également que le glyphosate ne relève pas des critères de perturbation endocrinienne (tels que définis dans le règlement (CE) n° 1107/2009 modifié par le règlement (UE) n° 2018 /605).

5- La très forte sélection des articles et dossiers scientifiques sur lesquels se seraient adossés les États rapporteurs pour produire les conclusions du pré-rapport rendu-public en juin 2021, au sein d’une base d’information scientifique volumineuse explorant les risques toxiques et écotoxiques du glyphosate et de ses formulations. Ce pré-rapport indique que « Les études requises dans un dossier sont définies dans la législation européenne et dans les documents d’orientation et les guides techniques. Toutes les études doivent être réalisées conformément aux Bonnes Pratiques de Laboratoire (BPL) dans des laboratoires agréés. […] En dehors de ces études, la littérature scientifique publique est également prise en compte dans l’évaluation. Toute la littérature scientifique publique plus de dix ans avant le dépôt du dossier doit faire l’objet d’une recherche formalisée et transparente. La stratégie de recherche documentaire est décrite dans l’ébauche du rapport d’évaluation du renouvellement. La littérature est triée par pertinence puis, le cas échéant, résumée et évaluée. […] Pour toute la littérature pertinente, la fiabilité a été évaluée. Par exemple, les études toxicologiques où la dose administrée ou la formulation utilisée n’étaient pas (correctement) rapportées n’étaient généralement pas considérées (complètement) fiables. Il faut noter que les études rapportées dans la littérature publique ne sont souvent pas réalisées conformément aux BPL ». Selon une analyse produite dans le cadre de la consultation publique ouverte par l’EFSA sur ce pré-rapport (et close le 22 novembre), de l’ordre de 90 % des articles publiés dans la littérature scientifique internationale auraient été éliminés car jugés « non pertinents », ce qui fait que le matériau considéré serait principalement constitué des dossiers soumis par les industriels demandeurs du renouvellement de l’autorisation5, ces études d’origine industrielle étant conduites selon les BPL définies par les Lignes Directrices de l’OCDE et recommandées par la réglementation relative aux produits phytopharmaceutiques. Parmi les dossiers retenus pour évaluation, une proportion élevée aurait déjà été considérée lors de la précédente réévaluation du glyphosate en 2013-2017.

6- La publication en juillet 2021 par A. Nersesyan et S. Knasmuelle, des chercheurs réputés en matière de toxicologie génétique, d’un rapport réalisé pour le compte de l’ONG SumOfUs, qui affirme le caractère non fiable de la grande majorité des dossiers sur lesquels se sont appuyés les experts de l’Etat rapporteur (l’Allemagne, la République Slovaque étant l’État co-rapporteur) ainsi que de l’EFSA6 et de l’ECHA7, lors de la dernière évaluation du glyphosate en 2017. Ce rapport7 a pu être établi à la suite d’un arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 7 mars 20198 qui, saisi par des députés européens, a enjoint l’EFSA de donner accès aux dossiers d’origine industrielle, jusqu’alors placés sous le sceau du secret industriel, sur la génotoxicité du glyphosate. La lecture des documents ainsi obtenus a conduit les chercheurs à constater que les données d’origine industrielle n’étaient elles-mêmes pas conformes aux lignes directrices de l’OCDE, pourtant censées constituer un critère majeur pour apprécier la littérature existante. Cette conclusion est de nature à induire dans l’esprit du public un doute sérieux sur l’impartialité des experts s’étant prononcés sur ce dossier. Loin de répondre à ces inquiétudes, l’EFSA avait alors refusé de publier les noms des experts des États membres impliqués dans cette évaluation scientifique ainsi que leurs déclarations de liens d’intérêts.

7- Le récent rapport du groupe d’experts « Pour une gestion alerte du risque chimique »9 qui se fonde sur une analyse des forces et des faiblesses des procédures d’évaluation du danger et des risques liés aux substances actives et aux produits phytopharmaceutiques dans le cadre de la réglementation de l’UE et de l’instruction dans les Etats membres de leur autorisation de mise sur le marché. Ce rapport comporte 12 recommandations, dont en particulier la recommandation n°11 visant à « Diversifier les modèles expérimentaux requis dans et pour la réglementation pour l’évaluation des dangers des substances chimiques. ». Selon ces experts, les seuls essais prescrits par les Lignes directrices de l’OCDE, conduits selon les « Bonnes Pratiques de Laboratoire » (BPL) dans un objectif de standardisation, de simplification et de reproductibilité, présentent des failles importantes pour explorer la complexité de plusieurs catégories d’effets toxiques et écotoxiques, et sont même limités dans leur aptitude à caractériser un potentiel cancérogène.

8- L’avis de la cnDAspe , consécutif au rapport « Pour une gestion alerte du risque chimique »10, qui préconise notamment la mise en place d’une procédure au niveau communautaire qui permette un examen plus transparent et approfondi des conditions de recours aux clauses de sauvegarde par un État membre en cas de doute sérieux, fondé sur les données récentes de la science sur des risques pouvant résulter de l’exposition des espèces vivantes à des produits phytopharmaceutiques ayant bénéficié d’une autorisation de mise sur le marché.

Chargée par la loi de veiller aux règles déontologiques s’appliquant à l’expertise scientifique et technique et consciente de l’importance d’accroître la confiance des citoyens dans les expertises menées au sein de l’Union européenne sur la santé publique et l’environnement, la cnDAspe recommande au Gouvernement, la France assurant la présidence tournante de l’Union européenne au cours du premier semestre de 2022 :

1- De proposer à ses partenaires et à la Commission européenne la constitution d’un panel international de personnalités indépendantes11 spécialistes de la déontologie de l’expertise scientifique dans les champs de l’environnement et de la santé publique, avec pour mission d’examiner les liens d’intérêt de chacun des experts membres des comités qui ont participé au pré-rapport d’évaluation des Etats rapporteurs sur le glyphosate rendu public en juin 2021, ainsi que des experts qui vont participer au processus communautaire de revue par les pairs au sein des instances de l’EFSA et de l’ECHA. Une analyse rétrospective de même nature sur le processus d’évaluation conduit entre 2013 et 2017 serait également nécessaire.
Sur la base du constat ainsi dressé, ce panel indépendant pourrait formuler des préconisations, à l’intention des autorités européennes et nationales, en vue de renforcer la prévention des conflits d’intérêt des experts contribuant aux processus d’expertise communautaires dans les domaines de l’environnement et de la santé publique et la transparence des procédures suivies pour ces expertises. Le rapport de ce panel indépendant devrait être rendu public.

2- De demander à la Commission européenne qu’avant tout examen par l’EFSA et l’ECHA du pré-rapport remis par les quatre États rapporteurs, une analyse critique soit conduite par un panel international de personnalités indépendantes11 spécialistes en toxicologie en matière de cancer, de génotoxicité, de reprotoxicité et de perturbation endocrinienne, ainsi qu’en matière d’écotoxicologie, sur le processus de revue systématique des articles et dossiers scientifiques qui ont été pris en considération pour évaluer l’ensemble des éléments de preuve disponibles, puis finalement retenus afin de fonder la position du groupe d’évaluation adressé à l’EFSA en juin 2021. Ce panel indépendant s’attacherait à vérifier que ce processus est conforme aux méthodes définies réglementairement pour la sélection et l’analyse des données scientifiques dans le cadre de l’identification du danger et l’évaluation des risques des substances actives phytopharmaceutiques. Il pourrait aussi formuler des préconisations visant à faire évoluer ce cadre réglementaire en vue de prendre en compte au mieux l’évolution rapide des connaissances scientifiques. Le rapport de ce panel indépendant devrait être rendu public.

Ces deux évaluations portant sur l’impartialité et sur la rigueur méthodologique des expertises sont aujourd’hui indispensables pour que les citoyens européens puissent avoir confiance et puissent accepter les conclusions du processus en cours sur l’évaluation des risques pour le vivant possiblement liés à l’utilisation du glyphosate.


(1) https://agriculture.gouv.fr/
(2) https://www.europarl.europa.eu/
(3) https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/
(4) https://ec.europa.eu/food/
(5) https://www.generations-futures.fr/
(6) EFSA : European Food Safety Authority, ou Autorité européenne de sécurité des aliments ; ECHA : European Chemical Agency, ou Agence européenne des produits chimiques
(7) https://s3.amazonaws.com/
En réalité le projet de « rapport d’évaluation du renouvellement » est daté du 18 décembre 2013, et sa version publique a été publiée par l’EFSA le 12 mars 2014. L’examen de la demande de renouvellement a été retardé de 3 ans en raison du différent sur les conclusions respectives du CIRC, d’une part, et de l’EFA et l’ECHA d’autre part.
(8) https://curia.europa.eu/juris/
(9) https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr
(10) https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr/
(11) L’indépendance est ici définie en regard des porteurs d’intérêt vis-à-vis de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques [PPP] et de leurs substances actives en agriculture et sylviculture (organisations regroupant des fabricants, importateurs ou utilisateurs de PPP ; organisations de la société civile plaidant pour ou contre cette utilisation ; administrations en charge des politiques publiques en matière d’agriculture, d’environnement ou de santé) et en regard des entités nationales ou communautaires impliquées dans les processus d’expertise sur les PPP et de leurs substances actives en général.

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