Avis sur la saisine "Sous-évaluation chronique de la toxicité des pesticides en France"

Publié le 7 novembre 2022

Délibéré le 20 octobre 2022 en réunion plénière et approuvé par voie électronique dans sa version finale le 26 octobre 2022

La cnDAspe a été saisie le 4 avril 2022 par 21 parlementaires de l’Assemblée nationale et du Parlement européen et par une ancienne parlementaire, conjointement avec le consortium d’ONG « Secrets Toxiques », saisine conforme à l’article 4 de la loi 2013-316 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte.

Cette saisine s’appuie sur un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 1er octobre 2019 (CJUE, « arrêt Blaise »), qui précise certaines dispositions du règlement 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil.

Les auteurs de la saisine indiquent que « En dépit de près d’un an d’échanges avec les autorités de sécurité alimentaire en France et en Europe, nous n’avons à ce stade reçu aucune confirmation que le droit européen en matière d’homologation des pesticides est appliqué, à savoir que les pesticides sont autorisés après une évaluation de la toxicité de leur formulation commerciale complète, incluant tous les co-formulants, et non pas de leur seule substance active déclarée. » (1)

Cette saisine a été examinée lors de la session plénière de la cnDAspe du 19 mai à la suite de laquelle a été adressé un courrier au Directeur Général de l’Anses (21/6) puis aux ministres en charge de l’agriculture, de l’environnement et de la santé (18/7). Ces courriers demandaient des éclaircissements sur les procédures suivies, respectivement pour l’évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement des substances actives par l’Agence européenne de sécurité de l’alimentation (EFSA), et pour l’évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement des préparations commerciales de pesticides soumises à une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM), ou de demande de renouvellement de cette autorisation, par l’Anses pour la France.

En l’absence de réponse des ministres à ce courrier, la cnDAspe a examiné, d’une part, des dossiers récents d’évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement pour l’examen de substances actives soumises à homologation au sein de l’UE, dont les synthèses sont publiées sur le site de l’EFSA consacré à faire connaître ses productions scientifiques, et d’autre part, des dossiers récents d’évaluation des risques de préparations commerciales de pesticides soumises à une demande d’AMM en France dont les synthèses sont publiées via le registre des AMM de l’Anses.

La cnDAspe est fondée à instruire cette saisine
Créée notamment pour veiller à la déontologie de l’expertise dans les domaines de la santé publique et de l’environnement, la cnDAspe est saisie d’un manque de transparence des autorités d’expertise compétentes sur les fondements de leurs avis relatifs respectivement à l’homologation des substances actives (EFSA) et à la délivrance des AMM de produits phytopharmaceutiques en France (Anses). Or la transparence sur les principes et les méthodes scientifiques d’une expertise, visant à permettre aux parties intéressées de comprendre comment ont été produites ses conclusions, fait partie des exigences majeures de la déontologie de l’expertise.

Ce manque de transparence interroge sur le respect du règlement UE de 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, y compris depuis le prononcé de l’arrêt Blaise en 2019, singulièrement sur les deux points suivants :

  • l’obligation qui incombe à l’EFSA au titre de l’article 4, paragraphes 1 à 3 et 5, du règlement 1107/2009 de « vérifier qu’une ou plusieurs utilisations représentatives d’au moins un produit phytopharmaceutique contenant cette substance et les résidus d’un tel produit n’ont pas d’effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine » (point 67 de l’arrêt) ;
  • la prise en compte, imposée par le législateur de l’Union, des effets potentiels du cumul des divers composants d’un produit phytopharmaceutique aussi bien lors de la procédure d’approbation des substances actives que lors de celle d’autorisation des produits phytopharmaceutiques (point 65 de l’arrêt), cette nécessaire prise en compte s’appliquant donc à l’Anses dans le cas du marché français pour chacun des produits commerciaux dont elle expertise la demande d’AMM.

Pour clarifier ces points, la cnDAspe a examiné les synthèses de quelques dossiers d’évaluation des risques concernant respectivement la demande d’homologation de substances actives et la demande d’AMM sur le marché français. Ses observations sont résumées en annexe. Les trois principales conclusions qu’elle en tire sont les suivantes :

  1. Sur les deux dossiers examinés, l’EFSA a bien procédé à une évaluation des risques pour la santé humaine et pour l’environnement pour au moins une préparation commerciale d’un produit phytopharmaceutique au titre « d’utilisation représentative d’au moins un produit phytopharmaceutique contenant ces substances et les résidus de ces produit ». La cnDAspe ne peut se prononcer pour les autres substances actives expertisées par l’EFSA ;
  2. La démarche d’évaluation des risques pour la santé décrite dans ces dossiers repose sur des indicateurs toxicologiques propres aux seules substances actives et à leurs résidus. Cela ne répond pas aux attendus de la Directive pour l’un des deux produits phytopharmaceutiques examinés, qui comporte pourtant des co-formulants, non décrits, l’autre dossier ne faisant pas état de la présence de co-formulants.
  3. Les évaluations des risques pour la santé humaine et pour l’environnement conduites par l’Anses sur les 3 préparations commerciales examinées reposent sur des indicateurs toxicologiques ou écotoxicologiques propres aux seules substances actives et à leurs résidus, et non aux possibles effets du cumul des divers composants des produits phytopharmaceutiques examinés. La synthèse de ces dossiers mentionne que "La composition du produit acceptée à l’issue de l’évaluation est présentée en annexe confidentielle", suggérant que la composition est plus riche que de la seule substance active et de ses résidus.
  4. Il est à noter que l’EFSA a publié récemment (3 août 2022) un rapport de synthèsesur les différents co-formulants présents dans les préparations représentatives soumises à évaluation du risque dans le cadre de l’homologation de substances actives entre janvier 2019 et mars 2022. Les données publiées portent sur 58 substances actives et 82 produits examinés en tant qu’utilisations représentatives, contenant un total de 182 co-formulants déclarés. Si les caractéristiques chimiques de ces composés sont inventoriées, ce document ne renseigne pas sur les possibles risques pouvant résulter des effets cumulés de ces co-formulants avec les substances actives.
    A également été publié en 2021 un règlement (UE) modifiant l’annexe III du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, qui liste les coformulants dont les propriétés toxiques et écotoxiques les classe comme « ne pouvant pas entrer dans la composition des produits phytopharmaceutiques ».

Il apparaît donc, au moins sur les dossiers examinés par la cnDAspe, que l’évaluation des risques opérée par l’agence ne correspond plus aux exigences qui résultent de l’interprétation qu’ont donnée les juges européens du règlement de 2009. Dès lors la connaissance des risques associés à ces pesticides mis sur le marché n’est pas à la mesure des exigences du législateur européen.

Sur cette base, la cnDAspe rend l’avis suivant :

  • Considérant la saisine reçue le 4 avril 2022 de parlementaires conformément à l’article 4 de la loi 2013-316 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, laquelle s’appuie sur l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 1er octobre 2019 (« arrêt Blaise ») précisant certaines dispositions du règlement 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ;
  • Constatant l’absence de réponse aux courriers qu’elle a adressés aux ministres en charge de l’agriculture, de l’environnement et de la santé en date du 18 juillet 2022, leur demandant quelles suites ils comptaient donner aux questions posées dans cette saisine ;
  • Chargée par la loi 2013-316 de veiller aux règles déontologiques s’appliquant à l’expertise scientifique et technique en matière de santé publique et d’environnement ;

La cnDAspe

  • Invite le gouvernement à demander à l’EFSA de rendre publics, pour chacune des substances actives dont elle a proposé l’homologation depuis le prononcé de l’arrêt de la CJUE le 1er octobre 2019, la liste des différentes utilisations et préparations commerciales qui ont fait l’objet d’une évaluation des risques pour la santé humaine et pour l’environnement au titre « d’utilisations représentatives d’au moins un produit phytopharmaceutique contenant ces substances et les résidus de ces produits », et les résultats détaillés de ces évaluations des risques prenant en compte les effets potentiels du cumul de leurs divers composants ; et de rendre public dans les meilleurs délais le document de « Guidance » qui expose de manière détaillée les tests que les soumissionnaires de dossiers d’homologation doivent présenter pour évaluer les effets potentiels du cumul des divers composants de chacune des préparations commerciales qui font l’objet d’une évaluation des risques au titre « d’utilisations représentatives ».
  • Invite l’Anses, pour l’avenir, à prendre en compte dans l’évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement les effets potentiels du cumul des divers composants des préparations commerciales pour lesquelles lui seront soumises des demandes d’AMM, et à élaborer à cet effet, sans attendre la production du document de « Guidance » mentionné au point précédent, un document explicitant la nature des données toxicologiques et écotoxicologiques que devront obligatoirement présenter des entreprises soumissionnaires de dossiers d’AMM en France, avec les possibles jalons de cette documentation scientifique avant le respect complet de ces obligations selon le référentiel harmonisé qui doit figurer dans le document de « Guidance » attendu de l’EFSA.
  • Invite le gouvernement à agir auprès de ses pairs des autres Etats membres et auprès de la Commission Européenne pour que cette recommandation relative aux conditions d’autorisation de mise sur le marché s’applique de la même façon aux autorités compétentes des autres Etats membres, de telle sorte que les produits phytopharmaceutiques entrant sur le territoire français y aient été expertisés selon les mêmes règles.
  • Recommande au gouvernement de renforcer les moyens alloués à l’ANSES afin qu’elle soit en mesure de satisfaire les prescriptions du règlement 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 précisées par l’arrêt de la CJUE, et singulièrement la prise en compte des effets potentiels du cumul des divers composants d’un produit phytopharmaceutique lors de l’examen de sa demande d’autorisation de mise sur le marché de chacune de ses préparations commerciales.

(1) [Point 75 de l’arrêt Blaise : « Les procédures conduisant à l’autorisation d’un produit phytopharmaceutique doivent impérativement comprendre une appréciation non seulement des effets propres des substances actives contenues dans ce produit, mais aussi des effets cumulés de ces substances et de leurs effets cumulés avec d’autres composants dudit produit. »].

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