République Française
Déontologie et alertes (cnDAspe)
en santé publique et environnement
Publié le 5 septembre 2024
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Texte délibéré lors de la session plénière du 16 mai 2024
La Commission nationale de déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (cnDAspe) a été saisie le 20 mars 2024 par l’association Renaloo, en vertu de l’article 4 de la loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, qui dispose que la cnDAspe peut être saisie par une association ayant une activité dans le domaine de la qualité de la santé et de la prise en charge des malades agréée en application de l’article L. 1114- 1 du code de la santé publique. L’association Renaloo est depuis 2008 une association de patients atteints de maladies rénales et dispose de l’agrément national des associations d’usagers du système de santé.
L’association avait déjà saisi la cnDAspe le 1er août 2023, ayant été alertée par deux médecins d’un établissement de santé privé de Nancy sur des pratiques répétées, et jugées abusives, de dialyse rénale par des confrères de cet établissement. Après examen des éléments détaillés du dossier d’alerte reçu, la cnDAspe avait décidé de transmettre celui-ci au Procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Le Conseil national de l’ordre des médecins et l’Agence de Biomédecine(1) ont été informés de la transmission du dossier au Procureur de la République (voir le compte-rendu de la réunion de la cnDAspe du 21 septembre 2023).
Ultérieurement, l’association Renaloo avait déposé une plainte le 30 janvier 2024 auprès du Procureur de la République de Nancy pour atteinte à l’intégrité du corps humain, mise en danger de la vie d’autrui et abus de faiblesse.
Dans le cadre de l’instruction de cette affaire dont elle a également été informée directement par les médecins lanceurs de l’alerte, l’Agence régionale de santé (ARS) Grand-Est avait décidé fin 2023 de diligenter une expertise portant sur un panel de dossiers, visant à éclairer l’administration sur la justification médicale des prescriptions des dialyses, et avait constitué un comité de trois experts à cette fin.
Il s’est avéré que deux des experts missionnés dans le cadre de cette expertise sanitaire sont l’actuel et un précédent président du syndicat des néphrologues libéraux dont font partie les deux médecins mis en cause.
Or ce syndicat a notamment pour objets de (i) défendre ses adhérents dans leur exercice professionnel et de (ii) défendre les intérêts matériels et moraux de ses membres, et globalement l’étude et de la défense des intérêts professionnels et moraux des médecins dans tous les rapports qu’ils sont amenés à avoir dans la pratique de leur activité spécifique, comme indiqué sur son site (https://nephrolib.com/). Le syndicat a d’ailleurs décidé de porter plainte en janvier pour diffamation contre l’association Renaloo, comme le rapporte lesite de l’association.(2)
Dans un communiqué publié le 1er février 2024, le syndicat des néphrologues libéraux indique qu’il « reste dans l’attente des résultats de l’expertise officielle, diligentée par l’ARS Grand-Est », en précisant que « s’il s’avère, que des pratiques inadaptées de la prise en charge de l’insuffisance rénale aiguë se confirment, et ont pu mettre en danger des patients insuffisants rénaux, il condamnera avec la plus grande fermeté ces dérives qui […] discréditent le travail fait quotidiennement par les néphrologues libéraux dans le respect des règles de l’art et l’application des bonnes pratiques ».
L’association de patients Renaloo a fait part à la cnDAspe, le 20 mars 2024, d’une requête en annulation déposée auprès du tribunal administratif de Nancy en raison de la composition jugée biaisée et contrevenant aux règles de la qualité de l’expertise du comité d’experts constitué par l’ARS Grand-Est pour l’éclairer sur la pertinence des indications médicales des dialyses en cause. Cette requête a depuis été rejetée au motif qu’une association de patients n’aurait pas d’intérêt direct dans la désignation des experts du comité d’évaluation. Son rejet n’implique pas que cette requête ne soit pas fondée sur le fond.
La cnDAspe ne peut intervenir dans cette requête en annulation, mais elle est fondée à émettre à l’attention du ministère de la Santé un avis sur les conditions de réalisation de cette expertise sanitaire dont l’ARS avait informé l’association Renaloo lors d’un échange en décembre 2023. La décision de préparer un tel avis a été prise lors de la session plénière de la cnDAspe le 18 avril 2024.
Selon le décret n° 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue à l’article L. 1452-2 du code de la santé publique, « l’expertise s’entend, de façon générale, selon les termes de la norme AFNOR NF X 50-110, comme un ensemble d’activités ayant pour objet de fournir à un commanditaire, en réponse à la question posée, une interprétation, un avis ou une recommandation aussi objectivement fondés que possible, élaborés à partir des connaissances disponibles et de démonstrations argumentées sur des critères explicites, accompagnées d’un jugement professionnel (….) ».
Les activités d’expertise sanitaire sont donc celles qui ont pour objet d’éclairer le décideur et d’étayer sa prise de décision en santé et en sécurité sanitaire.(3)
Selon cette Charte, « L’organisme chargé de la réalisation de l’expertise décrit, fait connaître et fait respecter les règles applicables en matière de prévention et de gestion des conflits d’intérêts ». Un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle les liens d’intérêts d’un expert sont susceptibles, par leur nature ou leur intensité, de mettre en cause son impartialité ou son indépendance dans l’exercice de sa mission d’expertise au regard du dossier à traiter.(4)
Comme le rappelle Didier Truchet(5), « l’expert indépendant n’existe pas, et sa compétence peut conduire à faire appel à lui nonobstant ses liens (voire exceptionnellement, ses conflits) d’intérêts, seuls le nombre et la diversité des experts permettent de neutraliser leurs dépendances de toutes sortes. » Une telle situation est envisagée par la Charte de l’expertise sanitaire qui précise(6) que « A titre exceptionnel, un expert ou plusieurs experts en situation de conflit d’intérêts peuvent apporter leur expertise : ― si cette expertise présente un intérêt scientifique ou technique indispensable ; et ― si l’organisme chargé de la réalisation de l’expertise n’a pas pu trouver d’expert de compétence équivalente dans le domaine concerné et qui n’ait pas de conflit d’intérêts. »
Cette exception ne peut être invoquée dans le cas d’espèce.
La cnDAspe constate donc que le comité d’expertise mis en place par l’ARS Grand-Est ne répond pas à ces recommandations de bonne pratique de l’expertise sanitaire. Ce comité est réduit à trois experts dont deux médecins en situation de liens d’intérêts forts avec leurs confrères mis en cause et sont respectivement ancien et actuel président du syndicat des néphrologues libéraux, en procès contre l’association de défense des malades Renaloo qui a porté plainte contre les médecins mis en cause. L’ARS Grand-Est méconnait sur ce point la Charte de l’expertise sanitaire.
L’arrêt récent de la Cour de Justice de l’Union Européenne (D & A Pharma) va dans ce sens et dispose que l’agence d’expertise compétente de l’Union Européenne ne peut s’affranchir de l’obligation de s’assurer que les experts auxquels elle a recours ne sont pas en situation de conflit d’intérêts, arrêt qui devrait logiquement faire jurisprudence en matière d’expertise sanitaire au sein de l’UE.
De manière plus générale, le Code de déontologie médicale (dont les articles figurent dans le code de la santé publique sous les numéros R.4127-1 à R.4127-112) précise, dans son Titre IV (Exercice de la profession), section 5 (Exercice de la médecine d’expertise) que « […] Un médecin ne doit pas accepter une mission d’expertise dans laquelle sont en jeu ses propres intérêts, ceux d’un de ses patients, d’un de ses proches, d’un de ses amis ou d’un groupement qui fait habituellement appel à ses services » (art. R.4127-105 du code de la santé publique) ». La responsabilité syndicale des deux experts visés s’inscrit clairement dans le cadre de tels « regroupements » dont ils assurent ou ont assuré la présidence.
Le Code de déontologie médicale dispose également dans son Titre II (Devoirs envers les patients) que « lorsqu’un patient demande à avoir accès à son dossier médical par l’intermédiaire d’un médecin, celui-ci remplit cette mission en tenant compte des seuls intérêts du patient et se récuse en cas de conflit d’intérêts » (art. R.4127-46). Pour la cnDAspe, cette prescription a aussi une application dans l’expertise diligentée par l’ARS Grand-Est, même s’il ne s’agit pas d’une demande d’accès au dossier médical et que les malades ne sont pas leurs patients, car c’est en tant que médecins spécialistes qu’il leur est demandé d’apprécier la justification des prescriptions des dialyses par leurs confrères, ce pour quoi ils auraient dû se récuser en raison des conflits d’intérêts existants.
La cnDAspe constate donc aussi que la charte de l’expertise sanitaire et le code de déontologie médicale auraient dû conduire les deux experts concernés à signaler leur situation au commanditaire de l’expertise au regard du dossier qui leur était confié, et à se récuser, ce qu’ils n’ont pas fait.
En conclusion, la cnDAspe s’étonne vivement du non-respect dans ce dossier des règles déontologiques qui doivent s’appliquer lors de la mise en place d’une expertise sanitaire, tant par l’autorité compétente, en l’occurrence l’ARS Grand-Est, que par les deux experts sollicités. La cnDAspe invite le ministère de la santé à demander à l’ARS Grand-Est de reconsidérer la composition du comité d’expertise devant l’éclairer sur la pertinence des indications médicales de dialyse, de telle sorte que toute personne en situation de conflit d’intérêts en soit exclue et que le nouveau comité d’expertise comprenne des spécialistes libéraux ainsi que des spécialistes exerçant dans des établissements de santé publics, dont un CHU.
(1) Ces deux organismes sont qualifiés pour recevoir des alertes relevant de la santé publique dans l’annexe du décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 et sont compétents pour l’affaire considérée. (2) Une procédure pénale est en cours auprès du tribunal judiciaire de Paris, le syndicat des néphrologues libéraux reprochant à l’association Renaloo la teneur d’une communication sur son site internet intitulée « Cash investigation et maladies rénales, au-delà des faits, une solution : la greffe », qui se fait l’écho d’une émission diffusée sur TF1 en janvier 2022 sur des pratiques jugées abusives de certains néphrologues autour des activités de dialyse. (3) Charte de l’expertise sanitaire (suite) : « L’organisme chargé de la réalisation d’une expertise désigne les experts, français ou, le cas échéant, étrangers, présentant les compétences et l’expérience nécessaires à la réalisation de cette expertise. Il peut procéder à la publication d’appels à candidatures pour leur sélection. L’organisme chargé de la réalisation de l’expertise s’assure que les experts retenus disposent des compétences, de l’expérience ainsi que de l’indépendance nécessaires pour réaliser les travaux d’expertise demandés, en s’appuyant notamment sur l’analyse de leur curriculum vitae, de leurs compétences professionnelles, de leurs productions scientifiques et de leurs déclarations d’intérêts. » [(4) On trouvera dans différents documents les conditions de réalisation d’une expertise publique de qualité, notamment les mesures prévenant les conflits d’intérêts : norme AFNOR NF X 50-110 ; charte de l’expertise sanitaire (Décret n° 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue à l’article L. 1452-2 du code de la santé publique ; note sur les éléments essentiels de la déontologie de l’expertise publique sur lesquels se fonde la cnDAspe dans l’exercice de sa mission->https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr/IMG/pdf/20230710_note_sur_elements_essentiels_de_deontologie_de_l_expertise_v7.pdf] (5) Truchet D. (2019). L’expertise publique – santé, environnement et alimentation – Rapport à la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, 76 p. (6) Charte de l’expertise sanitaire, section B. Gestion des conflits d’intérêt du chapitre III― La notion de lien d’intérêts, les cas de conflits d’intérêts et les modalités de gestion des conflits d’intérêts, en son point IV. Cas exceptionnels dans lesquels il peut être tenu compte des travaux réalisés par des experts présentant un conflit d’intérêts.