La cnDAspe souligne le recul apporté par les amendements du Sénat sur la proposition de loi visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte

Publié le 5 janvier 2022

La cnDAspe s’appuie sur son expérience du traitement des alertes pour souligner les reculs opérés par les amendements du Sénat sur la proposition de loi adoptée à l’Assemblée nationale, mais aussi sur les dispositions de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Dans son courrier adressé aux sénateurs en vue de la séance publique du 19 janvier 2022, la cnDAspe argumente les conséquences de la disparition du motif de signalement d’une « menace ou d’un préjudice pour l’intérêt général » et celles de l’élimination des associations comme personnes morales pouvant être protégées par la loi lorsqu’elles apportent une aide aux lanceurs d’alerte au titre de « facilitateur ».

L’expérience depuis près de cinq ans du traitement des alertes en matière de santé publique et d’environnement autorise la cnDAspe à exprimer ses inquiétudes concernant l’effectivité de la protection des lanceurs d’alerte suite aux amendements apportés par la Commission des lois du Sénat à la proposition de loi visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte adoptée le 17 novembre 2021 en première lecture par l’Assemblée nationale.

La cnDAspe n’est pas juridiquement compétente pour agir directement dans le sens de la protection des lanceurs d’alerte, cette responsabilité revient au Défenseur des droits (voir sur ce sujet les arguments de cette autorité pour maintenir les avancées de la proposition de loi sur les lanceurs d’alerte votées par les députés). Néanmoins la cnDAspe, comme commission administrative indépendante, est un acteur clé de la médiation entre les autorités publiques et les citoyens qui signalent des faits de nature à constituer une menace ou un préjudice pour l’intérêt général en matière de santé publique et d’environnement.

Les amendements de la Commission des lois du Sénat conduiraient très probablement de nombreux lanceurs d’alerte potentiels à renoncer à entreprendre une démarche de signalement, jugeant celle-ci trop hasardeuse pour eux et pour leurs proches. Ce faisant, les autorités publiques, ainsi que les entreprises, seraient privées de la vertu de cette « alerte citoyenne » qui peut porter à leur connaissance, au plus profond du territoire, des méfaits ou des malfaçons qui enfreignent la réglementation ou, plus généralement, qui sont de nature à nuire à l’intérêt général ainsi qu’à leur propre intérêt.

Les 3 points de régression portés à l’attention des sénateurs

1- Le nouvel énoncé du 2° de l’article 6 issu de la commission des Lois du Sénat supprime une menace ou un préjudice pour l’intérêt général comme motifs justifiant des signalements pouvant être protégés par la loi. Il s’agit de la modification la plus lourde de conséquences.

Le droit d’alerte, liberté fondamentale qui s’inscrit dans le cadre de la liberté d’expression (article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948), n’est pas limité à la dénonciation de violations de la loi ou du règlement. Il peut aussi porter sur un abus, un dysfonctionnement, des lacunes de la loi ou du règlement, des carences dans la mise en œuvre de la loi ou du règlement, ou tout autre acte ou omission de nature à porter préjudice à l’intérêt général, notamment à la santé des personnes et de l’environnement. Ainsi, l’article 2 de la Charte de l’environnement consacre « le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement ». L’alerte est l’une des formes que peut prendre ce devoir.

Deux exemples dans le domaine de compétences de la cnDAspe pour illustrer ce propos.

  • Cette réduction de l’alerte aux seules violations de la loi ou du règlement ne ferait que retarder la prise en compte des graves conséquences médicales de la consommation de certains médicaments, situation certes rare mais qui ne doit jamais être exclue. Faudra-t-il attendre que soient prouvés des actes de corruption de certains experts, qui auront facilité le maintien de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de ces médicaments malgré les premiers signaux, ou que s’accumulent les victimes en raison des difficultés et des limites de la pharmacovigilance, pour reconnaître la validité d’une alerte, comme cela a été le cas dans des drames récents ?
  • Réduire l’alerte aux violations du droit n’aurait pas non plus permis de donner un statut de lanceur d’alerte protégé contre des menaces et des atteintes à leur réputation professionnelle aux chercheurs qui ont révélé depuis plus de 20 ans les effets nocifs des insecticides de la famille des néonicotinoïdes sur les insectes pollinisateurs – notamment les abeilles – et d’autres espèces non ciblées, des AMM ayant été données en France comme ailleurs en Europe à plusieurs de ces pesticides.

Ainsi, les objets d’alertes visant à prévenir l’atteinte de la santé des personnes ou la dégradation de la biodiversité vont bien au-delà de la dénonciation de violations de la loi ou du règlement.

En tout état de cause, la dénonciation d’actes ou omissions portant menace ou atteinte à l’intérêt général est actuellement protégée en France lorsqu’elle s’inscrit dans les conditions de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Supprimer ce motif constituerait donc une réduction du domaine de protection des lanceurs d’alerte et, à ce titre, contreviendrait à la règle de non-régression des droits nationaux à l’occasion de la transposition posée par l’article 25 de la Directive (UE) 2019/1937. La directive tient compte de la grande diversité des niveaux de protection des lanceurs d’alerte parmi les États membres de l’Union européenne et limite, conformément aux compétences qu’elle tient des Traités, son intervention aux violations des droits de l’Union. Pour les États qui, comme la France, disposent d’une législation déjà développée pour le signalement des alertes et la protection des lanceurs d’alerte, la transposition de la directive ne saurait affaiblir ces dispositifs mais constitue, au contraire, une occasion de les renforcer.

2- Le nouvel énoncé du 2° de l’article 6 issu de la commission des Lois porte un autre recul en regard de la Directive (UE) 2019/1937. Il exige que les violations de la loi ou du règlement soient « graves » pour qu’une alerte les dénonçant permette à son auteur d’être qualifié de lanceur d’alerte ; de même s’agissant de la révélation « (d’)un acte ou (d’)une omission allant gravement à l’encontre des objectifs que ces règles poursuivent ».

Outre que cette condition de gravité ouvre la voie à une forte insécurité juridique, tant sa définition est relative et incertaine, elle constitue une régression car la loi française ajouterait une condition à celles prévues par la Directive, cette dernière ne faisant nullement référence à la « gravité » des manquements signalés. Selon la Directive, pour être reconnus comme lanceurs d’alertes, il faut « a) (qu’ils) aient eu des motifs raisonnables de croire que les informations signalées sur les violations étaient véridiques au moment du signalement et que ces informations entraient dans le champ d’application de la présente directive ; et b) (qu’)ils aient effectué un signalement soit interne conformément à l’article 7, soit externe conformément à l’article 10, ou aient fait une divulgation publique conformément à l’article 15 ».

Or les violations en question, selon l’article 5, « sont des actes ou omissions qui : i) sont illicites et ont trait aux actes de l’Union et aux domaines relevant du champ d’application matériel visé à l’article 2 ; ou ii) vont à l’encontre de l’objet ou de la finalité des règles prévues dans les actes de l’Union et les domaines relevant du champ d’application matériel visé à l’article 2 ». A aucun moment dans cette définition, la Directive ne fait référence à l’appréciation restrictive de la « gravité » des manquements signalés.

3- Le nouvel article 6-1 issu de la Commission des Lois étend la protection dont bénéficient les « facilitateurs » qui apportent une aide aux lanceurs d’alerte, mais son nouveau 1° exclut de ce statut les personnes morales de droit privé à but non lucratif.

La cnDAspe depuis plus de 4 ans reçoit des signalements émis par des associations. Les associations de défense de l’environnement, de défense des consommateurs, associations de malades ou associations à vocation locale, sont des acteurs importants que la société civile charge de porter ses intérêts et ses points de vue auxquels elles donnent visibilité et force. Le droit d’association constitue également une liberté fondamentale.

La cnDaspe avait plaidé auprès du rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale pour que les associations soient, en tant que telles, protégées lorsqu’elles portent des signalements répondant à la définition des alertes de la proposition de loi. Le motif étant que les associations et leurs responsables sont fréquemment victimes de menaces et de représailles. La cnDAspe n’a pas été entendue sur ce point. Elle considère néanmoins comme une avancée l’élargissement aux personnes morales du statut de « facilitateur » ouvert par la Directive (UE) 2019/1937 aux personnes physiques qui apportent une aide aux lanceurs d’alerte. Statut leur permettant de bénéficier d’une protection semblable à celle des lanceurs d’alerte qu’elles accompagnent dans leur démarche.

Supprimer cette disposition aurait pour conséquence de dissuader nombre de citoyens, se sentant isolés et démunis, de porter un signalement visant à faire connaître aux pouvoirs publics des actes de nature à porter atteinte à la santé des personnes ou à la santé de l’environnement.

Télécharger le courrier de la cnDAspe aux sénateurs

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